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Temps et Trauma

Puisque le sujet du jour à trait avec le temps, je vais commencer en vous  racontant une petite anecdote. J’étais il y a quelques années -25 ans je crois – en vacances au Zimbabwe, nous roulions dans la brousse depuis un bon moment déjà lorsque l’on croise deux hommes qui marchent le long de la piste avec une canne à pêche sur l’épaule, je savais puisqu’on venait déjà de parcourir un bon bout de chemin qu’il n’y avait pas un point d’eau à des kilomètres à la ronde, alors ces deux hommes qui marchent comme ça avec leur canne à pêche, ça procure un sentiment d’étrangeté, alors je pose la question qui me brule les lèvres «  qu’est-ce qu’ils font » ? Et on me répond « ils vont à la pêche ». Ces hommes en avaient pour plusieurs jours de marche pour rencontrer le premier point d’eau. C’est le genre d’expérience qui vous fait toucher du doigt que la question du rapport au temps est une question éminemment subjective et comme toutes les questions subjectives éminemment culturel aussi.

Je peux dire aujourd’hui que je n’étais pas capable de traiter psychiquement ce mode de rapport au temps de l’autre que je regardais marcher là et qui s’offrait à moi comme un réel inassimilable, j’étais bouche-bée. C’est-à-dire peut-être un peu saisi, sidérée, traumatisée, traumatisée parce que je vis dans une culture incapable d’écrire un tel type de rapport au temps.

Si je vous parle de trauma, c’est parce que c’est par cette entrée là que je vais articuler mon propos, en tant que le Trauma correspond à un arrêt du temps, avant de développer et de complexifier la chose je vais vous proposer une petite vignette clinique qui nous permet d’entendre comment un sujet peut rester coincé dans le temps du trauma

 

Vignette clinique :

Il s’agit d’une femme d’une quarantaine d’années, mariée, femme au foyer, trois enfants entre 15 et 8 huit ans, l’aîné un garçon, puis deux filles. Elle vient consulter parce que dit-elle : « J’ai tout pour être heureuse, mais je doute, je ne sais pas ce que je veux faire, j’ai peur de la mort, il y a des jours où ça ne va vraiment pas où je me sens très triste. »

Assez rapidement ce qu’elle va amener se sont ses difficultés et ses inquiétudes concernant la dernière de ses filles, bébé elle ne dormait pas, il lui arrivait fréquemment de faire des colères, et me dit-elle, elle souffrait d’un mutisme extra-familial, qui a conduit les parents à emmener leur fille en consultation dans un CPEA.  Aujourd’hui ça va mieux, mais c’est encore très difficile, la petite ne veut pas faire ses devoirs, c’est toujours des histoires et cette femme de dire : «  Je ne sais pas pourquoi, mais il faut toujours que je sois sur son dos, je ne peux pas la lâcher, je ne peux pas la laisser à la cantine »…

Je lui demande alors comment s’est passé la grossesse. Et voici ce qu’elle me dit : « Quand j’étais enceinte de 3 mois je suis allée passer une échographie, le médecin qui m’a fait passer l’échographie, m’a dit, y’a plus de bébé, le bébé est mort, vous pouvez venir demain matin pour un curetage où sinon vous pouvez attendre de l’expulser naturellement et revenir dans une semaine s’il ne s’est toujours rien passé. Je ne voulais pas garder un bébé mort dans mon ventre alors j’ai dit que j’allais revenir le lendemain, mais mon mari a dit que peut-être nous pourrions attendre la fin de la semaine, que ça serait peut-être mieux, de toute façon j’étais complètement abasourdie, je ne savais pas vraiment ce que je voulais alors on a fait comme ça, j’ai attendu. Et quand on est revenu la semaine suivante ce n’était pas le même médecin, il a refait une échographie et m’a dit mais non madame vous avez un bébé qui va très bien,  son cœur bat. »

Ce que la suite des entretiens va révéler c’est comment cette femme était restée psychiquement coincé dans ce moment de l’annonce de la mort de son enfant. A la fin d’une séance elle dira « le bébé est mort » (je ne sais plus à propos de quoi, on parlait de toute autre chose que de sa fille) Alors je reprends son dire le bébé est mort, et elle dit oui et j’arrête la séance là-dessus.

Au cours de la séance suivante elle dit : « C’est bizarre, c’est comme si je n’arrivais pas vraiment à me dire que ma fille est vivante, je sais bien qu’elle est vivante mais je ne sais pas c’est comme si … »

Puis vient cette séance où à peine installée elle dit : « Ça ne va pas du tout, mon mari a perdu sa grand-mère en début de semaine et depuis je n’arrête pas de pleurer, je ne comprends pas pourquoi, parce que je ne l’avais vu que trois fois et bon ce n’est pas que je m’en fiche, c’est toujours triste, mais quand même je ne comprends pas pourquoi je pleure comme ça. »

Je la laisse poursuivre, et elle dit : « Ce matin comme je n’arrêtais pas de pleurer j’ai écrits à mon mari, et il y a une chose que je n’ai pas osé lui écrire mais j’avais envie de lui parler de la mort de Valentine » Elle pleure.

Puis je lui pose cette question : Lorsque le médecin vous a annoncé la mort de votre bébé est-ce que vous avez pleuré ?

-« Non c’est bizarre mais même dans toute la semaine qui a suivi j’ai jamais pu pleurer ».

Alors je dis : « Vous pouvez peut-être enfin pleurer la mort de votre fille, parce que même si elle est vivante aujourd’hui, il y a bien eu un temps où pour vous elle était morte. » Cette femme était en attente de pouvoir pleurer la mort de sa fille pour pouvoir la penser vivante, mais pour que cette opération soit possible encore fallait-il que quelqu’un vienne attester que cette mort avait bien eu lieu.

Parce que l’annonce par le deuxième médecin du fait que son enfant était bien vivant venait dénier qu’une mort avait eu lieu. Et si cette femme n’ose pas en parler à son mari, c’est parce qu’elle sait qu’à partir du moment où sa fille est vivante il n’est plus question de parler de sa mort. Il faut faire comme si rien ne s’était passé et c’est ce que lui demandent à la fois son mari et le corps médical. Tout va bien !

Il aura fallu que je lui dise : « Même si votre fille est vivante aujourd’hui, il y a bien eu un temps où pour vous elle était morte» ! Pour qu’elle puisse pleurer sa mort. Parce qu’elle ne le savait pas, cette femme ne savait pas que ce temps de la mort de sa fille était un temps qui avait eu lieu pour elle, elle ne le savait pas parce que personne ne le lui avait dit. Ce temps de la mort de sa fille était un temps qui ne pouvait plus exister mais qui pourtant avait eu lieu.  Les sujets restent alors captif de ce temps sans existence. Le trauma c’est un moment où le sujet est laissé seul sans mots pour dire ce qui a eu lieu.

Cette absence de mots ouvre à la délicate question du déni. « Il n’y a pas eu de mort ». Et c’est tout à fait ce que l’on retrouve dans les cas d’inceste, « ça n’a pas eu lieu », c’est important de noter que la question du déni n’est pas seulement du côté de l’agresseur «  c’est rien », et « il ne faut pas en parler », « un rien dont on ne doit pas parler », la question du déni elle est aussi du côté de celui ou celle qui subit la chose. Ce n’est pas parce qu’une femme vous dit « mon père a abusé de moi », qu’elle sait ce qu’elle vous dit, qu’elle sait ce qui lui est arrivé. Il est tout à fait frappant de s’apercevoir que dans les cas de trauma les sujets ne savent pas ce qui leur est arrivé, captifs de ce « c’est rien, de ce « il ne s’est rien passé ».

De ce point de vu là le film d’animation « Valse avec Bachir » est tout à fait éloquent, il y a cet homme qui des années après la guerre du Liban fait des cauchemars, il fait des cauchemars parce qu’il ne sait pas ce qui lui est arrivé et pour le savoir il va rechercher ses compagnons de l’époque, c’est-à-dire qu’il cherche des témoins, des personnes qui peuvent venir attester que ça a bien eu lieu.

Toute la question est de savoir comment on peut penser une histoire qui n’a pas pu s’écrire, et qui de n’avoir pas pu s’écrire, n’a pas pu être refoulé, c’est-à-dire historisé d’un point de vue freudien.

Nous avons à faire là, à des moments cliniques tout à fait particulier en ceci qu’il ne s’agit pas d’interpréter mais de construire, c’est-à-dire y mettre de sa peau, soit « créer un espace de parole et d’écriture ou les espaces non symbolisés de l’histoire puisse avoir un lien civilisateur ».[1]

Ce travail d’écriture n’est peut-être pas seulement le travail de la littérature, de l’historien ou du cinéaste, c’est aussi il me semble le travail du clinicien. Où la question qui se pose à nous est comment penser les conditions de possibilité du refoulement ?

Construire, serait-ce offrir à l’autre des mots pour tenter de faire avec lui le récit d’un temps et proposer la construction d’un espace habitable ?

Faire le récit d’un temps qui n’a pas eu lieu psychiquement autrement que sous la forme disons d’une déflagration, soit un temps arrêté. Comment remettre le temps en marche, tel serait l’un des enjeux de ces moments cliniques ?

Non pas interpréter mais construire, ça veut dire quoi ?

Nous ne savons pas comment nous allons faire, nous sommes à chaque fois appelé en un point où nous allons devoir inventer, il faut qu’il y ait une trouvaille, une trouvaille de l’analyste, là où tout a été disons dévasté.

Il y a ce patient qui a fait la guerre en Afrique et qui vient me voir parce qu’il fait des cauchemars, parce qu’il ne peut plus dormir. Il me parle de ces hommes qu’il a tués, il me parle de ses amis qui ont été tués à coup de machette, il me parle de ces horreurs qu’il a vu, de ces charniers… Comment vivre après cela ? Alors je lui demande d’apporter une carte de son pays et nous passons plusieurs séances à visualiser ensemble le lieu des drames, mais aussi le lieu de son enfance, le lieu des joies. Puis me vient cette idées de lui proposer d’écrire les noms de tous ces gens, amis ou ennemis, morts ou vivants, qui sont-ils ? Comment s’appellent-ils, Que sont-ils devenus ? Alors il rit, il me dit « mais y’en a trop », je réponds que ce n’est pas grave que nous avons tout le temps et ensemble nous remplirons des pages de noms.

Quand je reprends la question des noms, je ne sais pas vraiment ce que je fais. Sinon qu’il s’agit de donner existence, consistance à ce qui n’a pas eu lieu autrement que sous la forme d’une déflagration.

C’est-à-dire qu’à chaque fois, nous sommes face à un champ de bataille après la bataille, c’est là devant nous et nous ne savons pas par quel bout prendre les choses, parce que la tâche est immense. Alors je commence par un petit bout, un petit bout qui va commencer à humaniser la chose, un petit bout qui fait qu’on va pouvoir commencer à raconter ce qui s’est passé. C’est-à-dire construire du récit mais construire du récit ce n’est sans doute pas dire au patient allez y raconter et croiser les bras. C’est à nous analyste avec le patient de mettre des mots, de ramasser les débris pour en faire quelque chose. En écrivant me revient en tête le film de Bertrand Tavernier « La vie et rien d’autre » Après la guerre de 14-18, le commandant Dellaplane joué par Philippe Noiret est chargé de recenser les soldats disparus, il a cette phrase ….  « Chaque soldat retrouvé, c’est un disparu de moins ».

Toute clinique du réel est une clinique qui invite l’analyste à dire, à y mettre de sa peau. « Cette assignation à dire et à penser qui divise et destitue l’analyste, renversant ainsi la logique de la cure du névrosé. »[2] Il y a un lien entre une clinique de la psychose et une clinique du trauma, où même lorsque nous avons à faire à des sujets névrosé, il y a des moments dans la cure où nous devons faire autrement.

La question du temps elle est probablement corrélée à la logique à partir de laquelle on l’aborde, je ne suis pas capable par exemple d’inventer un temps où je dois marcher 3 jours pour aller à la pêche.  Je suis face à un réel -3 jours de marche – impossible sous nos latitudes. C’est intéressant ça, parce que ça me montre que le réel à des lignes qui peuvent bouger. Les coordonnées de l’impossible ne sont pas les mêmes partout.

Les sujets que nous accueillons dans nos CMP, ont à faire à un réel qui est de savoir si nous allons avoir le temps de les écouter ou pas. Et si le réel auquel ils ont à faire, est un réel où l’autre  n’a pas le temps, il ne me parait pas idiot de supposer qu’avoir à faire à ce réel-là pourrait induire un type particulier de subjectivité.

Et ce qui complique la chose c’est que l’on a à faire à un temps qui n’est absolument pas linéaire. Si je reviens à ma patiente avec son bébé mort, il lui aura fallu pour dénouer les choses avec sa fille, plusieurs temps :

1- La rencontre avec un analyste.

2- La mort de la grand-mère (qui est venu reconvoquer une autre mort, c’est la question de l’après-coup dans le trauma).

3- Que j’en entende quelque chose.

Pourrait-il  arriver un temps où la notion de temps psychique paraitrait aussi incongrue que d’aller à la pêche à trois jours de marche ?

Et la me viens cette phrase de Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière : « ce qui ne peut se dire, ne peut se taire ». Ce qui ouvre à la question de la folie et du passage à l’acte. Peut-être que ces hommes et ces femmes que l’on appelle les SDF, nous disent déjà quelque chose de ça, de ce qu’ils sont de plus en plus nombreux depuis que l’hôpital psychiatrique ne peut plus faire asile.

Par rapport à la question du passage à l’acte et du manque de temps je vous conseille le film Hippocrate, qui rend compte de manière exemplaire de la pression hospitalière et comment à un moment donné le seul moyen de se faire entendre c’est de péter un plomb. La situation est tellement verrouillée qu’il faudra qu’il y en ait un qui fasse le sacrifice de son corps, pour que les choses bougent.

Parce que nous sommes dans une incapacité à nous auto engendrer et sommes les fils et les filles non seulement des amours et des guerres domestiques mais aussi les fils et les filles de notre siècle, c’est à dire des grandes guerres, des génocides, de la guerre d’Algérie, de l’industrialisation, de la désindustrialisation, du sida, du management …… Que sais-je, nous sommes les héritiers de ce qui c’est écrit avant nous, mais nous sommes aussi les héritiers de ce qui n’a pas pu s’écrire et mon propos d’aujourd’hui concernait très précisément le destin de ce qui n’a pas pu s’écrire et qui a à voir avec le registre du réel.

Où il s’agit peut-être de transformer autant que faire se peut, le hurlement en résonnement, c’est-à-dire non pas en raisonnement mais en tintement.

[1] Roberto Aceituno (universitaire chilien qui travaille sur la question des disparus, des détenus politiques au Chili sous Pinochet entre 73 et 77).

[2] S. Rabinovitch, la folie du transfert, Ramonville Saint-Agne, Erès, 2006, P.153.