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Incalculables effets

La protocolarisation des soins en psychiatrie dont nombre de soignants se plaignent se propage pourtant à une vitesse assourdissante. Ce sur quoi je voudrais attirer votre attention aujourd’hui, c’est sur le fait que ce qui pose problème avec le protocole ce n’est pas tant son contenu, c’est son principe même. Parce qu’à partir du moment où le protocole prescrit une conduite à tenir, il prescrit un effacement du sujet. Lequel sujet est appelé à disparaitre derrière la fonction qu’il occupe et dont les conduites pour tenir cette fonction sont scrupuleusement consignées dans un cahier des charges, laissant sur le bord de la route le sujet, le professionnel, avec ses questions, ses idées, ses doutes, son enthousiasme, en bref son désir, et sans doute ironie du sort une bonne part de sa capacité de travailler. Je vais vous racontez une petite anecdote toute bête qui n’a l’air de rien … (elle c’est passée dans le secrétariat du CMP dans lequel je travaille. Au moment où ce jour-là je rentre dans le secrétariat une des psychiatres en sort très énervée en claquant la porte et en disant : « Comment je vais faire  pour  savoir pourquoi il vient, si on ne retrouve pas son dossier », un patient qu’elle n’avait encore jamais rencontré l’attendait dans la salle d’attente et la secrétaire ne retrouvait pas son dossier dans le système informatique, c’était la panique. »

Je n’ai aucune raison de penser que cette femme est une idiote, alors je me dis que ça doit être autre chose et j’ai cette question qui me trotte dans la tête, comment se fait-il que ce médecin ait perdu la possibilité de penser que si elle souhaite savoir pourquoi ce patient vient la voir, il suffit de lui demander. Qu’est ce qui fait que cette petite chose toute simple ne soit plus possible ?

Se pourrait-il que cette femme soit en colère parce qu’elle est en panique ? Parce qu’elle a peur ? Et je fais l’hypothèse que si elle a peur c’est peut-être parce qu’elle a perdu la foi, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus croire ni à sa parole, ni à la parole de l’autre.

Avec ce système des protocoles ce qui est problématique ce n’est pas ce qui est écrit dedans, y’a peut-être même de très bonnes idées, la question n’est pas là. Alors la question que je me pose est la suivante, ce système n’est-il pas problématique en tant qu’il signe la perte de la foi ? Et induit un type de subjectivité tout à fait déboussolée, c’est ce que nous enseigne ce petit exemple de cette toubib, petit exemple qui n’a l’air de rien, petite anecdote qui pourrait passer inaperçue et pourtant…

Qu’est-ce que serait une société sans la poésie, sans l’art ? Parce que c’est de cela dont il s’agit, comment entendre Kant lorsqu’il dit que pour concevoir le réel sublime de l’océan il ne faut pas le regarder comme un météorologue mais comme un poète.

Or si un artiste ne peut pas se passer de technique pour exercer son art, jamais l’application d’une technique suffit à faire un artiste.

Or les professions qui sont les nôtres font appelle à la dimension artistique. Il y faut de l’amour, de l’âme, de la poésie, de l’inspiration, de l’enthousiasme, du désir, du sacré … Appelez cela comme vous voudrez.

Solal Rabinovitch dit ceci de très juste : «  L’analyste n’est pas un simple instrument, sa personne est impliquée »  Mais j’ajouterais pas seulement l’analyste, l’éducateur, le psychologue, le médecin, le professeur, l’infirmier,  l’instituteur… A propos d’instituteur il n’y a qu’à écouter les enfants pour comprendre cela, que disent-ils les enfants ? Et bien ils disent ma maitresse m’aime où ma maitresse ne m’aime pas, c’est ce qui leur permet d’apprendre, ma maitresse m’aime c’est avec ça qu’ils apprennent, même si c’est aussi avec ça que parfois ils ne peuvent pas apprendre.

Il n’empêche que l’amour est là, dans le dispositif dès le départ, et c’est ce qui s’appelle le transfert, le transfert qui n’est pas un concept abscond de psychanalyste mais qui est ce que disent les enfants des écoles dès la maternelle. Amour qui est à la fois ce qui permet et ce qui empêche, c’est ce que Freud à très bien mis en lumière.

Mais qui est en tout état de cause à prendre en compte et non pas à éliminer afin qu’une rencontre soit possible.

Je poursuis au moins deux buts dans cet exposé, mon premier but est de tenter de faire résonner ceci que les protocoles en prescrivant des conduites à tenir prescrivent des sujets qui ont perdu la foi et qui ayant perdu la foi, ont perdu l’enthousiasme et la confiance qui permet d’écouter, c’est-à-dire d’entendre.

Parce que pousser la porte d’un centre de consultation, c’est malgré la souffrance, pouvoir témoigner de l’espoir que quelqu’un sera là pour vous entendre. C’est sans doute la croyance en la promesse qu’un autre peut-être là qui n’est pas entièrement désertée. Oui mais alors de l’autre côté du bureau pour que la promesse soit tenu, ne faut-il pas qu’il y ait quelqu’un pour entendre ? Quelqu’un qui tienne une place, place qui ne peut pas se réduire à une fonction, parce que c’est bien la réponse singulière que je vais faire à celui que j’écoute qui va autoriser une rencontre ou pas.

Si mon premier but donc est de rendre intelligible qu’à partir du moment où l’on rentre dans le protocole s’est refermé la possibilité d’entendre et qu’il y a dans cette opération une violence faite au sujet, c’est-à-dire à la dimension subjective….

 

Mon deuxième but est tout autre, si je n’ai pas l’inconscience de penser qu’il n’y a pas des raisons de s’inquiéter alors même que l’histoire nous enseigne que l’homme est parfois capable de créer à grande échelle les conditions d’un impossible de la parole et du sujet, je n’ai pas non plus le pessimisme de penser que nous allons être complètement broyés.

Alors même que je travaille dans une institution qui concernant le souci de faire appliquer les protocoles à la lettre est loin d’être en reste, je ne peux pas ne pas m’apercevoir que je travaille dans une très grande liberté, et je crois qu’une des issus possible n’est peut-être pas tant de nous concentrer sur ce qui se rigidifie mais sur les marges de manœuvre que nous avons. Marges de manœuvre qui ne sont pas à rechercher dans une politique contre les protocoles mais à côté des protocoles.

Nous avons alors à réfléchir, à la très délicate question, de l’organisation des contre- pouvoirs. Pourquoi par exemple, l’extraordinaire travail des psychiatres réformistes d’après-guerre a échoué dans sa tentative de révolution ? Pourquoi malgré le génie des auteurs, passé le temps de l’innovation, les nouvelles directives de travail n’ont pas pu prendre un autre train que celui d’un nouveau conformisme social, répétant dans un mime désincarné des protocoles à prétention scientifique que plus aucun désir ne porte ?

Se pourrait-il qu’une théorie fascinée par le vieux thème de la subordination de la personne à la collectivité, participe à l’imaginaire d’un pouvoir dans les termes d’une soumission des citoyens à la collectivité, des esclaves à leur maitre, des malades à leur médecin, n’ayant pas d’autre choix – parce qu’à lutter contre – que de proposer de nouvelles modalités de soumission ? Y aurait-il une impasse à organiser des contre-pouvoirs ? Sommes-nous contraints chaque fois que nous voulons changer les choses à produire le pire ? Sommes-nous condamnés – parce que frappé – non pas incidemment, mais structuralement, d’aliénation fondamentale à ne pouvoir parler que la langue de l’Autre ? Comment en prenant acte de ce qui se donne comme une des figures de la castration, à savoir que nous devons bien consentir à parler la langue de l’Autre, ne pas se laisser fasciner par son discours, au point de n’avoir rien d’autre à proposer que des contres modèles ? Comment à partir d’un déjà là, innover, inventer, proposer non pas contre mais à côté de ? Ce qui peut laisser s’apercevoir un peu de liberté, n’est certainement pas à trouver dans une réponse à l’ennemi, mais plutôt dans une création originale qui préserve le désir et la diversité.

Se pourrait-il qu’une parole ne soit possible qu’à partir du moment où nous sommes en mesure de renoncer à faire taire l’autre ?

Nous avons tous autant que nous sommes une responsabilité particulière, singulière,  à utiliser le mieux que nous pouvons les espaces de liberté qui sont les nôtres et à inviter ceux avec lesquels nous travaillons à inventer, innover dans ces espaces-là.

C’est tout à fait dans cet esprit que le collège des psychologues de l’hôpital dans lequel je travaille organise chaque année une journée de conférence, toujours orientée par une question clinique et dont les participants sont des professionnels de l’hôpital. A côté des comités qualité en tous genres, les professionnels viennent non seulement assister mais participer, nous avons inventé des espaces où les professionnels peuvent, innover travailler, échanger sur leur pratique clinique. Et la participation chaque année grandissante vient témoigner de la lassitude de l’enfermement dans des pratiques codifiées et de la manière dont il est tout à fait possible à partir de petites innovations de relancer l’enthousiasme. C’est tout un hôpital qui s’est mis au travail.

Pour autant la logique administrative reste la même, on a changé personne, mais il y a un autre discours qui est là, qui circule et qui préserve la diversité.

Peut-être faut-il de grands combats des manifs, des pétitions… peut-être, mais toutes les manifs du monde ne servent à rien si au quotidien nous vivons dans la peur d’être écrasé par le protocole et en oublions les espaces de liberté que avons. Et chaque fois que pour nous-même dans nos pratiques nous sommes inventifs, nous permettons qu’un discours d’invention, qu’un discours singulier puisse continuer à exister et c’est tout à fait contagieux.

Ce n’est peut-être pas le protocole qui pourrait nous tuer mais la peur que nous en avons, parce que non seulement cette peur nous empêche de continuer à inventer, mais pire que tout elle nous pousse à être encore plus rigide que ce qui nous ait demandé.

Et je vais terminer alors sur la question de l’enthousiasme, enthousiasme nécessaire à toute entreprise, enthousiasme autorisé par la traversé de la capture imaginaire, c’est-à-dire cette possibilité que nous avons de renoncer à la demande et de croire à notre désir. Afin que s’offre à nous cette possibilité de faire avec notre style.

Villejuif, Collectif des 39 – Quelle hospitalité pour la folie ?