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DSM et 6,4,2 – A propos de « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux »

Sans doute par le plus grand des hasards,  nous avons eu lecture dans la même journée d’un bilan thermique d’une maison d’habitation produit par EDF et du manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dans sa version IV-TR [1]. L’empirisme faisant loi de part et d’autre, lequel des deux réalismes nous a endormis le premier pour ne pas succomber à un ennuie mortel ? La question est toujours d’actualité !

Il est probable que les instigateurs du DSM n’avaient pas à l’esprit ce à quoi ils participent, mais leur empirisme rationaliste et positiviste n’est pas sans conséquence. Pourtant ne nous y trompons pas, ces dresseurs de catalogues ne sont pas des novateurs, en ceci qu’ils participent à un discours déjà là et ne témoignent d’aucune dissidence et d’aucune rupture.  Sont-ils alors des chercheurs, il est permis d’en douter ? Ne sont-ce pas davantage les bons élèves d’un fonctionnement institutionnel en place depuis près de deux siècles ? L’inquiétant, n’est pas qu’il y ait de la pensée positiviste, mais son ampleur grandissante. La pénurie de chercheurs en psychiatrie témoigne d’une stérilisation inquiétante de la profession. De nombreux hôpitaux psychiatriques en France, fonctionnent sans qu’aucun de leurs membres ne témoigne d’un seul travail de recherche ou d’écriture, sans qu’aucun de leurs membres ne produisent une écriture construite et partageable d’un cas clinique. Partageable, soit qui tienne à de la mise en récit, où le désir de celui qui écrit ou qui parle est engagé, ce qui est tout à fait autre chose qu’une volonté de standardisation massive aux buts improbables d’une parfaite communication et compréhension de la maladie mentale tel que le DSM le vise, et qui ne peut que donner à penser un lieu – où plus personne ne parle. Il n’est pas certain que le DSM soit producteur de catastrophe comme certains semblent le dire. Sa formidable expansion témoignerait bien davantage d’une catastrophe qui a déjà eu lieu, donnant alors aux plus sots d’entre nous la possibilité de se repaître à l’auge des signifiants de l’Autre en faisant l’impasse de leur désir, soit de leur ignorance. Catastrophe qui ressemble peut-être à ce que Schreber appelait un « assassinat d’âme » [2]. Médecins et patients dans une communication transparente pourraient contempler la maladie mentale enfin limpide de l’un, afin que l’autre – le médecin – jouisse en paix, de n’être plus qu’un homme à la « 6, 4, 2 ». Nous ne sommes pas sans savoir que « la prise en charge par une puissance qui substitue une simple relation de service à un discours vivant et symbolique ne vectorise rien » ([3], P.115). Le succès du DSM inquiète parce qu’il désigne les rangs trop épars de ceux qui acceptent encore de mouiller leur chemise, mais en cela nous pouvons lui rendre hommage, ce qu’il soulève d’indignation donne encore la force à certains de se remettre au travail.

Geneviève Fraisse dans sa chronique sur France Culture [4] s’inquiétait des nouvelles nomenclatures vinicoles qui proposent en place des appellations traditionnelles du terroir pour qualifier le vin, ( rond en bouche, fruité, gouleyant…) de mettre des notes. N’est-ce pas un savoir qui se perd au profit d’une rationalisation et d’une standardisation du goût ? DSM et nomenclature vinicole témoigneraient-ils d’une démétaphorisation de la langue ? L’histoire pourrait-elle alors peiner à faire trace, ravalée dans le monstrueux de l’évènementiel, où chacun semble avoir oublié que l’histoire ne peut pas se contenter d’être le passé ? (Relisez L’homme aux rats et L’homme aux loups) [5] et [6]. Ce goût de plus en plus prononcé du DSM à traquer de l’héréditaire, comme en témoigne sa version IV-TR, dont nombre de remaniement consiste en des ajouts sur les aspects familiaux,  dans lesquels l’entendement de l’hérédité ne dépasse pas le schéma stimulis-réponse, témoignerait-il de ce ravalement ?

Dans la rubrique « trouble dépressif majeur », le DSM IV-TR modifie la section sur les aspects familiaux  pour : « rapporter le risque accru de trouble anxieux chez les enfants des patients souffrant d’un trouble dépressif majeur » ([1], p.961). La dite rubrique indique comme suit: « Il y aurait une incidence accrue de troubles anxieux (P.ex., Trouble panique, Phobie sociale) ou du trouble déficit de l’attention/hyperactivité chez les enfants d’adultes ayant un trouble dépressif majeur » ([1], p.431).

 

Dans la rubrique suivante concernant le « trouble dysthymique » dans la section « antécédents familiaux » la version TR annonce : « De plus, le Trouble dysthymique et le Trouble dépressif majeur sont plus fréquent chez les apparentés biologiques de premier degré des sujets présentant un Trouble dysthymique » ([1] p.437) précision qui ne figurait pas dans la version IV initiale. Le « trouble panique » quant à lui indiquait dans la version IV [7] de façon encore un peu flou que les apparentés biologiques de premier degré des sujets ayant un trouble panique avaient quatre à sept fois plus de risque de développer un trouble panique. Dans la version TR, « grâce au ciel » ! les imprécisions ont été balayées, pour avancer cette fois fièrement le chiffre de huit, huit fois plus de risque. Avec une précision d’importance : « Si l’âge de début du trouble se situe avant vingt ans, les apparentés biologiques de premier degré ont jusqu’à vingt fois plus de risque de développer un trouble panique » ([1], p.502). A quel pas ces prétendus repérages scientifiques, vont-ils se muer en pseudo-prédictions de plus en plus précises donc de plus en plus scientifiques (sic) ? Combien de temps faudra t-il pour que ce que nous confondons avec la science laisse apercevoir son visage monstrueux ?

A mesure que ces cadres descriptifs et pré-fabriqués s’affinent et se précisent se perd définitivement toute dimension d’interprétation et de mise en récit. Lorsque ce manuel botaniste aura formé – puisqu’il affiche cette ambition d’être un outil de formation – des générations de psychiatres que leurs restera t-ils à dire ou à inventer ? Qu’avons-nous à dire face à la certitude ennuyeuse de la composition palmée de la feuille de marronnier ? Quels mythes pourrons-nous encore écrire lorsque l’histoire tente de se réduire en probabilité statistique ? Il est à proprement parler scandaleux de pouvoir écrire « Il y aurait une incidence accrue de troubles anxieux (P.ex., Trouble panique, Phobie sociale) ou du trouble déficit de l’attention/hyperactivité chez les enfants d’adultes ayant un trouble dépressif majeur » ([1], p.431) sans préciser ses références théoriques. Quel enseignement sous prétexte d’empirisme peut-il prétendre se passer de théorie, c’est à dire d’une parole qui le traverse, qui le travail, qui le limite ? Même le plus gros des microbes ne peut pas se passer d’une théorie de l’optique pour se laisser apercevoir. Face à cet empirisme débordant comment ne pas céder à l’illusion de pouvoir tout voir et pourquoi pas tout prévoir, cet empirisme tentaculaire aura t-il autre chose à nous offrir que la figure du monstrueux ? Et ne nous y trompons pas, ces dispositifs ne sont pas spécifiques au champ psychiatrique, mais traduisent « plus largement l’érosion de la place de chacun dans la cité » [8].

 

Références bibliographiques

 

 

[1] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – IV-TR, Paris, Masson, 2003.

[2] Schreber, D-P, Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975.

[3] Douville, O, A l’adolescence, fiction et fonctions du Père. Essai sur les limites de nos modernités. Violente adolescence : pulsions du corps et contrainte sociale, Audisio, C, De Caevel, H, Baudry, P, Birraux, A, Ménès, M, Lauru D, Ramonville Saint-Agne, Erès, 1998.

[4] Fraisse, G, France Culture, Emission radiophonique : Les matins, Chronique du 17 mai 2004.

[5] Freud, S, Cinq psychanalyse, L’homme aux rats, Paris, PUF, 1992.

[6] Freud, S, Cinq psychanalyse, L’homme aux loups, Paris, PUF, 1992.

[7] Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux – IV, Paris, Masson, 1996.

[8] Calmettes-Jean S, Cann Y, Campion-Jeanvoine M, Chassaing J-L, Thierry J-M, Question de responsabilité, Juin 2003. www.eg-psychiatrie.com/imprimer.php3?id.

DSM et 6,4,2A propos de « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux »   de l’American Psychiatric Association » – Evolution psychiatrique, 69 n°4, p714-716